Lucidno
«Tori et Lokita» ou l'énergie de l'espoir
Le nouveau film des frères Dardenne fraie un chemin aventureux entre violences faites aux mineurs migrants et vigoureuse amitié entre ses deux personnages.
Elle est de face, enserrée par le bord de l'image comme par un piège, cernée par les questions. Celle qui, hors-champ, pose les questions parle d'une voix douce, ennuyée de l'avoir ainsi coincée. Lokita, l'adolescente noire, se débat et puis s'échappe.
Ce sont les premières minutes. La jeune Africaine n'a pas su répondre, pas su fournir les histoires attendues, les histoires prévues à l'avance par celles et ceux qui font les règles, qui ont le pouvoir de décider de la vie des autres.
Mais tout de suite après on verra que Lokita, comme le titre déjà l'annonçait, n'est pas seule. Il y a Tori, le petit garçon, son frère.
Du point de vue de la réglementation, ils ne sont pas frère et sœur, prétendre qu'ils le sont fait partie de cette fragile et nécessaire architecture de récits qui les a maintenus à flots, depuis le pays qu'ils ont quitté, à travers ceux qu'ils ont traversés, jusqu'à cette ville en Belgique.
Comme une plante vivace
Même si pas nés des mêmes parents, ni d'ailleurs dans la même région, ils sont pourtant plus frère et sœur que beaucoup que celles et ceux que la loi et la tradition reconnaissent ainsi. Il et elle sont d'une fraternité-sororité non pas donnée mais forgée par le courage, l'affection, et un sens aigu de la survie.
Le dixième film de Jean-Pierre et Luc Dardenne depuis La Promesse en 1996 jaillit de là. C'est un film comme une plante vivace, porté par un élan, habité d'une sève tonique qui emporte malgré la dureté des violences qu'ils affrontent, des pièges qui les guettent, des abimes qui s'ouvrent sous leur pas.
Imprégnés des malheurs contemporains, terriblement réels, qui frappent impitoyablement les mineurs exilés par la misère et les menaces mortelles qui règnent dans leur pays d'origine, Tori et Lokita est aussi un haletant film d'aventure.
L'enchaînement des tribulations, des épreuves, des inventions tressent en permanence l'énergie du romanesque et la brutalité précise des constats quant à l'état du monde, de notre monde.
Comme toujours avec les cinéastes de Rosetta et du Fils, mais tout particulièrement cette fois, la vigueur du mouvement narratif se nourrit d'une attention aux gestes, aux outils, aux moyens d'agir, de se déplacer, de faire circuler l'information, de trouver une issue.
Qu'il s'agisse des procédures pour obtenir des papiers, du contrôle exercé par le dealer sur les revendeurs, des méthodes des passeurs ou des techniques de culture de la marijuana, les mécanismes sont montrés avec soin. Un soin qui parie sur la puissance de compréhension qu'activent ces mécanismes et ces méthodes.
La force du cinéma des Dardenne naît ainsi de leur façon de rendre vibrante, et finalement bouleversante, la froideur même des rapports qui régissent les rapports humains qu'ils évoquent.
Parcours du combattant et communion
Lois injustes, abus de pouvoir d'un homme blanc sur une jeune fille noire, contrainte physique violente, chantage familial, se déploient comme les règles déjà acquises d'un jeu sinistre et implacable.
Au milieu de cet infernal parcours du combattant, où il est exclu de s'arrêter, de se reposer, de prendre de la distance, Lokita et Tori non seulement inventent sans cesse des réponses, mais construisent malgré tout une intimité, un espace partagé, ce qu'on pourrait appeler –sans aucune connotation religieuse– une communion.
Et, toujours sans rien de religieux, il y a bien quelque chose de miraculeux à ce qu'anime leur double présence, plus intense encore lorsque les aléas les séparent, connivence qu'accompagne l'écriture cinématographique si singulière des frères de Seraing.
Fréquemment utilisée par ces cinéastes, mais pas forcément pour les mêmes raisons selon les films, la mobilité de la caméra épouse ici la dynamique éperdue à laquelle sont soumis l'enfant et l'adolescente. Et l'usage sensible, attentif, de plans dans la durée réussit à rendre perceptible à la fois ce qui étouffe et ce qui libère.
Deux ritournelles
Deux chansons, deux ritournelles plutôt, circulent d'un bout à l'autre du film. Elles sont des moments de partage entre les deux personnages, qu'ils la chantent ensemble, ou que l'un(e) chante pour l'autre, présent(e) ou qui lui manque.
La comptine en italien, tout le monde la comprend. Elle dit un enchaînement de causes et d'effets qui ont l'air ludiques et ne parlent que de violence et de mort. La berceuse dans la langue natale de Lokita, elle seule peut-être en comprend les paroles.
Entre l'une et l'autre se joue la force mystérieuse de ce film, à la fois d'une totale clarté, d'une grande légèreté de touche et de ton, d'une impitoyable rigueur sur la réalité de faits cruels, actuels et courants, et habitée d'une douceur insondable. Celle de ce que partagent, le temps d'un film, Tori et Lokita. Celle que partagent, film après film, Luc et Jean-Pierre.
Jean-Michel Frodon
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