Lucidno
«Utama», la vie et le soleil en face
Le film du jeune réalisateur bolivien Alejandro Loayza Grisi donne la force d'une fable intense et concrète à la simple histoire d'un couple de vieux paysans de l'Altiplano victime des effets du réchauffement climatique.
À quoi cela tient-il? Il est presque impossible de repérer où se joue la conviction d'une justesse, d'une «bonne distance», qui n'est pas que spatiale, vis-à-vis d'une situation, de corps, de paysages.
Cette question vaut pour tous les films, quels que soient leur récit, leur décors, leurs personnages. Mais elle est intensifiée lorsqu'on se trouve avec des personnes rarement filmées, vivant une existence dont nous, spectateurs occidentaux, ne savons pratiquement rien, dans un environnement extrêmement différent de ceux que nous connaissons. L'Altiplano bolivien et ceux qui y vivent relèvent à l'évidence de cette situation.
Les écueils sont connus: exotisme touristique, esthétisation de la misère, projection sur des personnes et des modes de vie dont on ignore pratiquement tout de schémas et de références (morales, sociales, romanesques, cinématographiques, etc.) plaquées de l'extérieur.
Fermeté modeste et intraitable
Utama: la terre oubliée, le premier film d'un jeune réalisateur bolivien dont on apprendra éventuellement qu'il a d'abord été photographe et chef opérateur, et a reçu le soutien du Sundance Institute –informations qui n'ont rien de rassurant quant à la possibilité de trouver une juste place de cinéaste–, passe à travers tous ces obstacles avec une fermeté modeste et intraitable.
Une fermeté modeste et intraitable: la formule vaut aussi pour l'attitude de Virginio et Sisa, ce vieux couple d'éleveurs de lamas confronté à la sécheresse qui a fait partir la quasi-totalité de ses voisins.
Eux s'accrochent à une terre de plus en plus aride, répètent des gestes ancestraux, fondements d'une vie dont les cadres immuables sont aussi ceux des rapports entre l'homme et la femme, entre l'homme et les animaux, entre la femme et la terre.
Leur petit-fils, revenu de la ville où son père l'a éloigné des duretés extrêmes des hauts plateaux, tente de les convaincre de partir à leur tour. Les deux vieux paysans ne réagissent pas de la même façon à cette insistante et affectueuse incitation.
Les espaces sont si spectaculaires, les schémas dramatiques sont si solidement définis et reconnaissables, les corps et les visages sont si typés qu'il y aurait toutes les raisons pour Utama de se couler dans les moules bien connus qui formatent et dévitalisent tant de films tournés dans des situations comparables.
Sans effet de manche, sans ruse ni coup de force, Alejandro Loayza Grisi déjoue tous ces pièges. C'est affaire de cadre et de durée, de silence et de rapports entre ombre et lumière.
Puissance expressive des matières
La manière très frontale, attentive à l'égale importance de tout ce qui se tient dans le cadre, dont le réalisateur compose ses plans –le plus souvent fixes– distille peu à peu une intimité paradoxale et respectueuse avec ces personnes et ces modes de vie.
C'est affaire de sonorité des mots, et l'usage du quechua n'a rien ici d'une coquetterie ethnographique et tout d'une affirmation paisiblement combative. Tout comme la façon de constater, sans commentaire, la pratique de rituels qui obéissent à des règles et des croyances dont il suffit d'acter l'importance pour ceux qui y ont recours.
C'est, au plus haut point, affaire d'attention aux matières. La glaise séchée, la laine écrue, le cuir comme les roches et le sable sont des ressources dramatiques muettes, jamais soulignées mais actives dans la manière dont la caméra capte leur présence dans la vie de celle et ceux dont le film raconte l'histoire.
Cette puissance narrative des matières entre en résonance évidente, bien qu'échappant à toute explication rationnelle, avec l'énergie qui émane de l'immensité du paysage, de la violence du rayonnement solaire, de la menace d'un ciel cruellement bleu.
Le jeune homme (Santos Choque), revenu de la ville, tente de convaincre ses grands-parents (Luisa Quisle et José Calcina) de cesser de s'obstiner à survivre dans un environnement devenu trop hostile. | Condor Distribution
Sur un canevas narratif simple, la capacité d'un cinéma tissé de présences à la fois triviales et habitées d'une spiritualité qui n'a surtout pas besoin de mots, pas besoin d'explications pour émettre ces rayonnements aux modulations étonnamment riches, ne se résumant certes pas à quelques formules toutes faites sur le mutisme d'un monde en train de disparaître sous les effets de la catastrophe environnementale, là-bas particulièrement violente.
Grâce à ce pouvoir de captation de ce qui émane des êtres –humains, animaux, objets domestiques, rivière et sillons–, la circulation des affects entre les trois personnages et l'évolution de leurs rapports déplacent les conventions du récit. Récit qui avait défini leur existence dans le film, mais ne les y enferme jamais.
Qu'un mois après le magnifique Le Grand Mouvement de Kiro Russo sorte sur les écrans un autre film bolivien remarquable ne permet aucune généralisation ni aucune prédiction quant à un essor du cinéma dans ce pays. On a trop souvent vu de telles supposées émergences retomber aussi vite qu'apparues. Cela fait juste deux bonnes nouvelles venues d'un pays peu présent sur les écrans du monde, et c'est très bien ainsi.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.
Jean-Michel Frodon
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