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«Leila et ses frères», tous derrière et elle devant
Le nouveau film de Saeed Roustaee construit autour d'une mémorable figure féminine un jeu de pouvoirs et d'influences, de manœuvres et de conflits qui fait d'une famille de Téhéran à la fois un miroir de la société et un espace de fiction intense.
Un vieil homme tassé sur une chaise dans un coin, l'air misérable. Un clochard? Non. Plus tard, il occupera le fauteuil de chef d'une riche et puissante famille de Téhéran.
Des centaines d'ouvriers brutalement chassés de leur usine, fermée après que le patron s'est enfui avec la caisse, et qui se révoltent. Cette image-là, puissamment composée autour du mouvement de la foule ponctuée des casques de travail jaunes, on ne l'a jamais vue dans un film iranien alors qu'elle renvoie à une situation très fréquente dans ce pays où ont lieu de nombreux conflits ouvriers, violemment réprimés.
Le vieil homme rejoint une cérémonie religieuse, où se jouent des rapports de force à l'intérieur d'un clan qui l'accueille avec mépris, du fait de sa pauvreté, bien qu'il soit en titre le plus légitime prétendant à en devenir le «parrain».
Parmi les ouvriers, l'un abandonne la lutte collective pour rejoindre ses frères et sœur.
Ainsi, se jouant des apparences et des clichés, s'élance la puissante et singulière dynamique du troisième film de Saeed Roustaee, cinéaste découvert l'an dernier grâce à La Loi de Téhéran.
Encore n'en avons-nous pas découvert l'épicentre, vivante tornade de détermination et de stratégie, cette Leila qui figure à bon droit en tête du titre, et qu'interprète de manière impressionnante Taraneh Alidoosti.
Un petit air de Coppola
Lors de la présentation du film en compétition officielle à Cannes, plusieurs commentateurs ont fait la comparaison avec Le Parrain de Coppola. Pas de gangsters cette fois, ni de rafales de mitraillettes, mais le rapprochement n'en est pas moins à certains égards pertinent.
Comme dans la trilogie du cher Francis Ford, il s'agit bien de montrer comment des mécanismes archaïques toujours très prégnants dans la société se combinent ou entrent en conflit avec les mécanismes du capitalisme contemporain.
Dans un cas comme dans l'autre, les événements qui affectent une famille font sens comme description des forces matérielles, financières et imaginaires sur lesquelles fonctionne toute une société. Des forces où, même en l'absence de coups de feu, la violence est omniprésente.
Et là aussi des événements politiques bien réels interfèrent avec le déroulement de la fiction –en ce cas, la rupture unilatérale de l'accord sur le nucléaire par Trump en mai 2018, et ses conséquences ravageuses sur la vie quotidienne de la population iranienne.
Faire vibrer de multiples cordes
Si cette comparaison avec Le Parrain fait sens, c'est surtout du fait de l'énergie cinématographique qui prend en charge les affects et les actes des différents protagonistes qui irriguent son déroulement.
Roustaee s'y entend à faire vibrer de multiples cordes, aussi bien dans les tête-à-tête parcourant toute la gamme de la tendresse affectueuse à une extrême brutalité, que dans les scènes collectives, à l'échelle de la famille pauvre autour de laquelle se noue l'intrigue comme à l'échelle du clan et de ses affidés, infiniment plus vaste.
La famille restreinte, ce sont donc Leila, jeune femme volontaire, la seule à avoir un métier qui fait plus ou moins vivre tous les autres, ses quatre frères très différents entre eux, le père et la mère traditionalistes et autoritaires.
Ici s'arrêtent les points de rapprochement avec la saga de Coppola, mais pas forcément à l'avantage de celui-ci.
Une femme au centre
D'abord parce que cette fois le personnage central est une femme, qui n'a aucune fascination pour les divers schémas masculinistes qui déterminent le comportement de ses frères, de son père et aussi de sa mère. Si son but est de prendre soin des siens et de contribuer à améliorer leur existence, c'est en réfléchissant et en agissant d'une manière différente d'eux tous.
Ensuite parce que les quatre frères se révéleront plus imprévisibles que ce que leur caractérisation initiale laissait présager. Le film suit ainsi une suite de rebondissements qui enrichissent la perception de chacun tout autant qu'ils font vivre l'intrigue.
Celle-ci se déploie autour d'enjeux parfois minuscules, voire d'une grande trivialité (transformer les toilettes d'un centre commercial en boutique susceptible de faire la fortune de la famille), mais que le mouvement du film investit d'enjeux, et d'un sens, sans commune mesure avec les échelles concrètes des projets.
Mieux, les allées et venues entre problèmes quotidiens de la maisonnée et événements concernant une vaste collectivité, voire le pays tout entier et certains aspects de la politique internationale, donnent au film un élan inattendu, boosté par un curieux mélange d'humour noir et de tragique.
Mené sur un rythme haletant mais attentif aux êtres et aux lieux, Leila et ses frères se montre implacable dans la mise en évidence des relations entre code de l'honneur qui opprime, exclut et spolie, injustice sociale vertigineuse et machisme endémique, triple déterminisme d'une brutalité face auquel ne peuvent se jouer que des parties d'échecs très rusées.
À la fois thriller et drame familial, le film se révèle dès lors aussi sans doute la description la plus affûtée des réalités d'une société si souvent submergée de clichés qu'on ait vue sur un écran depuis très longtemps.
Jean-Michel Frodon
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