Interview         NACER KHEMIR

     

     

    unnamedCamera Lucida :La dernière partie de la trilogie, filmée en Tunisie et Iran, semble être une dédicace au soufisme, une série (presque mise-en-abîme) des histoires dans une histoire principale, le film montre toute la richesse des citations de Soufis, y inclut Rumi et Inayat Khan. Quelle est la place du soufisme dans la religion d’Islam aujourd’hui?

    Nacer Kherim : L’islam aujourd’hui est gangrené par l’islam politique, qui est une invention moderne et qui s’adresse surtout aux masses exploitées, souvent abandonnées par leurs élites. Cette invention leur offre l’islam comme  «  une arme fatal » contre une mondialisation et une marchandisation du monde qui spolient leurs richesses tout en poussant les masses en dehors de l’Histoire. Le soufisme est la seul réponse possible pour que cette injustice que les masses subissent à travers leurs élites, souvent vendues aux plus offrants, ne sombrent pas dans un monde mortifère et gardent leur profonde humanité, seul moyen de régénérer leur peau brulée par trop de massacres. 

    Camera Lucida :Avec une visualité fascinante, la géographie de Samarkand jusqu’a l’Andalousie,  avec ces déserts, dunes, sable infini… joue en rôle important dans votre filmographie, comme un protagoniste régulier et constant, poétique et méditatif, le paysage de l’Afrique du Nord (et non exclusivement, dans les Balkans c’est similaire) semble définir et former les humains et les vie humaines, leurs choix, leur destins…

    Nacer Khemir : Je pense que les êtres humains sont comme les arbres. Ils naissent et ils sont façonnés par leur environnement. Les images sont le résultat de ce que l’on voit. Mais elles sont surtout les images de nos rêves et de nos désirs. Elles sont comme les icônes. Ce n’est pas, encore une fois, la part visible qui est importante, c’est plutôt la part invisible. Ne dit-on pas que pour les icebergs leurs neuf dixièmes sont sous l’eau ?

    Camera Lucida :Définissant les Balkans, avec ses frontières instables, comme une région imaginaire, Maria Todorova, par analogie avec le concept “orientalisme” d’Edward Said, décrit les Balkans ainsi (paraphrase):  “Puisque c’est une région inséparable de l’Europe, mais aussi culturellement construite comme un ‘autre interne’, les Balkans ont bien servi d’une absorption d’une multitude des frustrations externes, politiques, idéologiques et culturelles, naissant des tensions et contradictions inhérentes aux régions et sociétés hors des Balkans. Les Balkans ont servi aussi comme un rangement des caractéristiques négatives face aux quelles a été construite une image positive et vaniteuse des Européens” (ma traduction). Connaissez-vous les Balkans ou le cinéma balkanique? Pouvez-vous discerner les similarités entre Les Balkans et la Méditerranée de l’Afrique?

    Nacer Khemir : C’est un vaste sujet. L’Europe s’est construite en s’adossant à la raison et à l’humanisme arabe. Il suffit de revenir aux travaux de l’historien Georges Duby et lire la première page de son ouvrage Le Temps des Cathédrales, où il parle du moyen âge Européen en comparaison avec Cordoue, capital de l’Andalousie à cette époque. L’influence d’Averroès dans la philosophie et d’autres dans les mathématiques, l’algèbre, la médecine et les autres sciences, est indéniable. Mais une fois l’Europe debout elle a tout fait pour « effacer » cette filiation, falsifier l’histoire et renier ses sources arabes. Aujourd’hui, l’arrogance et la mauvaise foi, surtout au nom des droits de l’Homme, (mais en vérité, la raison du plus fort est toujours la meilleurs), a réussi à faire de la Méditerranée, en très peu de temps, un lieu de mort (un cimetière marin), alors que pendant des millénaires, malgré les guerres et les conflits, cette même Méditerranée était un lieu de rencontre et d’échanges. Pour les Balkans, c’est peut-être pire encore car c’est l’enfant de cette terre Européenne. Je me demande si ce mythe  de l’Europe uniquement « chrétienne » ne hante pas les rêves de la majorité silencieuse et empêche tout le monde de vivre en paix.

    Camera Lucida :Que pensez-vous des divisions du monde actuel - culturelles, économiques, politiques, sociales, religieuses…?

    Nacer Khemir :Le fond du problème c’est toujours le même : les intérêts économiques commandent: comment capter les richesses des autres en greffant de faut problèmes ethniques ou religieux pour encore mieux les déposséder de leurs richesses. Il suffit de regarder comment on capte l’argent du pétrole dans les pays du la péninsule arabique. 

    Les habitants de cette région du monde sont cinq pour cent de l’ensemble de l’humanité et ils dépensent cinquante pour cent des dépenses mondiales pour l’armement !!!

     

    Camera Lucida :Le pont de communication entre l’occident et l’orient est-il brisé et comment est-il réparable?

    Nacer Khemir : Je ne sais vraiment pas s’il y a une frontière ou un pont…Où commence l’Orient où finit l’Occident ? Historiquement, les nations et les civilisations se nourrissent de ceux qui les ont précédé. Il y de plus en plus d’Orient en Occident et d’Occident en Orient et la mondialisation favorise tout çà. Le problème c’est que certains en Occident se veulent le seul model, et ils sont prêts à toutes les mauvaises fois pour l’imposer, et d’autres, en Orient, soit ils ont perdu foi dans leur héritage soit ils ressentent une injustice à laquelle ils ne trouvent de réponse que dans la violence. La majorité, des deux coté, est tout de même plus raisonnable, mais ce sont les médias qui poussent aux extrêmes !

    Camera Lucida :La vie nomade, la vie internationalisée, devient une normalité pour beaucoup d’artistes et intellectuels mondiaux, surtout des dissidents, joint par les réfugiés, surtout syriens… Est-ce une position comfortable et privilegiée, “d’etre assis sur deux chaises” (selon certains philosophes structuralistes), ou une mélancolie éternelle, une vie déracinée, toujours en quête  d’une oasis?

    Nacer Khemir : Les deux à la fois…J’ai fait un film qui s’intitule « Yasmina ou les 60 noms de l’amour » où je raconte l’histoire de ma grand-tante, centenaire, recluse dans sa grande maison aux cinq arches, et moi, voyageant en Europe, d’une ville à l’autre, pour présenter une exposition de calligraphie sur les 60 noms de l’amour…Elle, vivant sous le calendrier musulman de l’hégire, 1435 et moi cheminant sous le calendrier chrétien, 2013. Ces mondes se rencontrent rarement, comme si elle et moi, étions dans deux mondes parallèles,  et ainsi on se trouve souvent impuissant de pouvoir aider ceux qu’on aime.

    Camera Lucida : Vous-vous sentez où “chez-vous”?

    C’est dans ma création, dans mon travail que je me sens le mieux, où que cela soit géographiquement.

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    Camera Lucida : Quel est le rôle des festivals pour un cinéaste?

    Nacer Khemir : Le profile et la fonction des festivals ont beaucoup changé. Dans les années 80-90, il y avait des festivals qui étaient dans la « découverte », s’appuyant sur de véritables et talentueux critiques. Petit à petit, les choses ont changé, au point que la vrai critique a laissé la place au média, qui assujettit tout au politique et à l’événementiel.

    Camera Lucida :Vous étiez le membre du jury principal pour la compétition internationale des films long-métrage au festival de Malatya. Comment pouvez-vous décrire cette expérience d’être de l’autre côté de la scène”, d’évaluer les films des autres, d’avoir la responsabilité d’un jury?

    Nacer Khemir : J’ai été plusieurs fois membre ou président de jury, au festival de Carthage, de Nantes, de Valencia, de Pessac (du film historique, Luxor, Malatya etc.) Pour moi, je favorise les films selon leurs qualités cinématographiques, mais ça reste toujours un choix relatif. Le choix reste toujours compliqué, mais heureusement on n’est pas seul à décider !! Les discussions  autour des films font émerger  les défauts et les qualités des films.

    Camera Lucida : Vos projets actuels ou futurs…?

    Nacer Khemir : Je prépare un documentaire sur la princesse andalouse Wallada bint al-Mustakfi, considerée la première femme en Europe qui a etabli un salon littéraire. Poète et intellectuelle, ella choque Cordoba au 11e siècle par son refus de porter le voile.

    Aussi, je suis en train de preparer un long métrage, The Man who lost his cloud, une histoire sur un homme qui décide d’inviter toutes les femmes de son passé, mais meurt avant qu’elles n’arrivent…

    Maja Bogojević

      

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