Interview NACER KHEMIR
La richesse visuelle et linguistique:
Quand la société arabe parlait d'amour...
La question que pose le film : qu'est-il arrivé à cette société arabe qui au dixième siècle parlait d'amour et qui au vingtième siècle bannit et l'amour et la femme ? Quant aux 60 noms de l'Amour, ils sont liés à la nature de la langue arabe qui est née dans le désert. Le nomade ne peut porter que peu d'objets, c'est pour cette raison qu'il a placé sa richesse dans sa langue. Traverser ces espaces hostiles favorise les élans de l'âme, la méditation et surtout les nuances.
Du cinéma, de la peinture à la sculpture, de la calligraphie à l'écriture, Nacer Khemir a projeté un pont entre deux rives, entre le Nord et le Sud, l’Orient et l'Occident. Son œuvre littéraire est constituée d'une douzaine d’écrits et continue sans cesse de s'accroître. Depuis L'Histoire du Pays du Bon Dieu, il a réalisé plusieurs longs-métrages. En 1984 il gagne avec Les Baliseurs du Désert le Grand prix du Festival des Trois Continents à Nantes, le Prix de la première œuvre au Festival de Carthage, la Palme d'or du festival de Valence et le Prix de la critique internationale de la Mostra de Venise. Il remporte avec le Collier Perdu de la Colombe le Prix spécial du jury à Locarno, le Grand prix 1991 du Festival de Belfort, le Prix spécial du jury du Festival Francophone de Saint-Martin. Il tourne aussi en 1991 À la Recherche des Mille et Une Nuits. En 2005 il réalise Bab'Aziz, Le Prince Qui Contemplait Son Âme. Ce film a reçu le Dagger d’Or au Muscat Film Festival au Sultanat d’Oman et le Prix Henry Langlois de la Cinémathèque Française. En 2007 il est devant la caméra du metteur en scène suisse Bruno Moll avec qui il co-écrit Voyage à Tunis. Et en 2008 il écrit et réalise un moyen métrage L’Alphabet de Ma Mère pour le Festival de Jeonju en Corée du Sud. En 2010, il produit et réalise En Passant, avec André Miquel. En 2011 il co-produit et réalise Shéhérazade, ou la Parole Contre la Mort. En 2012 il produit et réalise Looking for Muhyiddin. En 2013 il produit et réalise Yasmina et les 60 noms de l'amour. En 2014 il produit et réalise Par où Commence? Qui a eu le prix du meilleur film tunisien au Festival des Réalisateur Tunisiens 2015. En 2016 il produit, écrit et réalise un court-métrage, Conférence de Presse pour le cinquantenaire des Journées Cinématographiques de Carthage. En 2017 il écrit, réalise et produit un long métrage de fiction, Whispering Sands . Les films de Nacer Khemir fouillent les mythes pour mieux interroger l'avenir. Nacer Khemir vient de terminer l’écriture du Le Livre Des Marges, autour de son expérience de cinéaste, qui sera publié en 2018. Camera Lucida :Vous êtes écrivain, peintre, sculpteur, calligraphe, cinéaste (scenariste & réalisteur), même acteur… Il est difficile d’énumerer tous vos rôles créatifs. Avec cette versatilité et diversité des talents artistiques multiples, est-il possible de choisir un art parmis les autres? Doît-on choisir? Nacer Khemir : Cette diversité part d’une envie de découvrir et de vivre des facettes différentes du monde. A chaque fois, je ne cherchais pas à apprendre un métier mais à regarder mon environnement à travers un médium différent. Au fond, je tourne toujours autour du même sujet : pourquoi cette culture arabe et musulmane a cessé de produire du sens ? D’où l’approche nécessaire à travers tous les arts pour essayer de comprendre… Camera Lucida: Tunisien d’origine, vous avez reçu la bourse d’études d’UNESCO pour les études du cinéma à Paris. Quelle influence a cella eu sur votre carrière, votre vie, en général? Nacer Khemir : C’est peut-être, avec le temps, la seule année où j’ai vécu « heureux », c'est-à-dire sans soucies matériel et surtout avec une autorisation légale de séjour. Car plus tard, j’ai passé quelques années de clandestinité, même en étant reconnu comme artiste ! A l’époque, mon grand intérêt était la peinture, mais cette bourse m’a permis aussi de fréquenter la Cinémathèque de Chaillot à l’époque d’Henri Langlois, et là, c’était le grand plongeon dans le cinéma du monde. Il faut dire qu’avant cette bourse de l’UNESCO, j’avais entrepris un voyage pour aller voir le réalisateur Ingmar Bergman en Suède. Mais des contretemps m’ont arrêté en route… Camera Lucida : Vous avez gagné une réputation internationale avec votre livre L’Ogresse, publié en 1975, dans lequel vous avez documenté vos recherches, calligraphiées par vous même, sur les conteurs de la Medina de Tunisie. Vous avez appris où cet art fascinant de calligraphie? La calligraphie (je suppose) ajoute encore un niveau complexe aux contes, transcende la dimension verbale, devient elle-même un conte à part? Nacer Khemir : Mon travail sur les conteurs de la Médina de Tunis est une autre expérience, et il serait long de la raconter ici. Quant à l’expérience du livre L’Ogresse, elle peut s’expliquer en 4 points : 1, Attirer le regard sur la tradition orale du conte, qui était à l’époque en voie de disparition, et aujourd’hui, totalement disparue. C’est pour ça que j’avais demandé à ma mère de nous raconter les contes de l’ogresse qu’elle avait elle-même entendu quand elle était enfant. L’ogresse est une sorte de mère à la fois protectrice mais dévoreuse. 2. J’avais demandé à l’époque à mes jeunes sœurs, Sabiha, quatorze ans et Mounira, quinze ans, d’illustrer les contes de ma mère, c'est-à-dire traduire un monde oral en un monde plastique. Passer de l’oralité à l’image. C’était aussi une façon de continuer par la re-création une tradition populaire. 3. La calligraphie est une autre dimension du livre de l’Ogresse . Il faut préciser que le texte en arabe est un texte dialectal, parlé. Normalement on ne l’écrit pas, encore moins le calligraphier ! La calligraphie est souvent liée au sacré ou à la poésie. C’est presque une transgression que de l’investir dans un texte populaire. Pour cela, j’avais choisi une calligraphie qui favorise l’invention de la lettre, comme le font traditionnellement tous les artisans dans le monde arabo-musulman dans les travaux de céramique, de gravure sur bois, sur marbre etc. 4. Démontrer que l’on peut partir d’une tradition ancienne et de la recréer dans une forme d’art populaire à venir. Surtout, que je ressentait que le monde oral était condamné à plus ou moins long terme , et qu’il sera remplacé par le monde de l’image, et nous y sommes. L’initiation à la calligraphie s’est faite aux files des rencontres. Ce n’est pas la métrise classique qui m’avait intéressé en premier, mais le potentiel de créativité que cet art offre. |
Les artisans l’ont démontré. En plus, le but était de mettre cet art du « sacré » au service d’une parole populaire. Camera Lucida :Vos travaux calligraphiques ont été exposés au Centre Pompidou à Paris, le témoignage de votre succès formidable. Quelles étaient les réactions des visiteurs? Nacer Khemir : Deux exemples des réactions les plus marquantes : 1. Le livre de l’Ogresse a était pendant un certain nombre d’années inscrit au programme de l’Education Nationale en France. Des générations entières d’élèves l’ont eu en main. 2. GRAPHIS, le plus grand magazine d’arts graphiques à l’époque édité en trois langues, dans son numéro 181, avait rendu compte du livre l’Ogresse, dans un article de huit pages ! Camera Lucida :Avant de commencer la carrière de cinéma, vous étiez conteur (entre 1982-1988) dans le théâtre national de Chaillot, la scène conçue par Yannis Kokos, des contes Mille et Une Nuits.. Votre trilogie, Les baliseurs du desert (1984), Le collier perdu de la colombe (The Dove’s Last Necklace (1991) et Bab’Aziz: le prince qui contemplait son âme (Bab Aziz, The Prince that comtemplated his soul, 2005), a été inspirée par ce texte majestueux. Comment pouvez-vous décrire l’influence de Mille et Une Nuits. sur votre vie artistique et notre culture, en général? Nacer Khemir : Au départ, mon intérêt pour les conteurs était dicté par mon amour pour la culture populaire. Mais très vite j’avais découvert que j’assistais, impuissant, à la mort et à la disparition d’une tradition vieille de mille ans ! Je ne savais pas comment lutter, dans cette indifférence et ce mépris qui avaient accompagné « la mort » des conteurs. Je n’avais trouvé qu’une seule réponse : c’est prendre à mon compte la charge et devenir conteur. J’avais découvert, à l’occasion, les Mille et Une Nuits, qui ne sont pas seulement des contes, mais un « labyrinthe » de récits où beaucoup d’écrivains du monde ont puisé : Borges, Proust, Mishima et d’autres…Antoine Vitez qui m’avait invité au Théâtre National de Chaillot pour raconter pendant un mois, chaque soir, une partie du conte des Mille et Une Nuits, (25 heures de récits différents), m’avait dit : « Ce que tu fais, c’est juste avant la naissance de l’acteur ». Involontairement, les Mille et Une Nuits m’ont appris à raconter différemment d’un cinéma américain ou européen ou autre. Il y a beaucoup à dire mais en résumé : comme la qualité d’une calligraphie est jugée non pas par le plein qu’elle montre mais par le vide qu’elle laisse, le récit n’est pas vivant par son aspect démonstratif et visible, mais par la part invisible qu’il draine avec lui. Camera Lucida :Votre début cinématique, “L’histoire du pays du bon dieu’ (1975), un film où vous avez joué le protagoniste aussi, qui cherche les “frontières” d’un pays, est la métaphore pour la Tunisie…?
Nacer Khemir : Oui, ce film est bien une métaphore, pour la Tunisie, pour l’Afrique et tous les autres pays qui voient leur jeunesse s’en aller et leurs richesses spoliées. Camera Lucida :La situation de la Tunisie moderne se décrirait comment aujourd’hui? Nacer Khemir : Je viens de terminer un livre qui s’appelle Le Livre des Marges, et en sous titre, « de l’espoir à pleurer de rage », un clin d’œil au grand poète turc, Nazim Hikmet. Dans ce livre de 200 pages, je décris à la fois le mal et la façon de s’en débarrasser. Les choses sont presque à la portée de nos mains, mais malheureusement le monde est devenu trop « mafieux » et les intérêts trop complexes pour nous laisser vivre et porter notre espoir à notre dimension. Camera Lucida :Dans votre oeuvre, vous êtes inspiré directement par le soufisme, ce qui donne à vos films une dimension meditative et poétique. Quelles sont vos plus grandes influences soufies? Nacer Khemir : Le soufisme dessine une esthétique particulière qui a nourrit mes films. Là où la course médiatique surenchère à n’en plus finir de violence et de malheur, de destruction et de laideur, le soufisme cherche à apaiser les âmes pour rejoindre l’amour et la beauté qui sont, pour tout croyant surtout les derviches et les soufis, nécessairement d’essence divine. Camera Lucida :Dans le film The Dove’s Lost Necklace, inspiré du livre The ring of the dove par Ibn Hazm (994-1064), une histoire d’amour et quête spirituelle, placée en Andalousie du 10e siècle, vous decouvrez qu’il existe 60 mots pour “amour” en Arabe. Comment expliquer cette richesse et sémantique nuancée d’une langue? Nacer Khemir : Une petite précision : mon film Le Collier Perdu de la Colombe fait hommage au livre d’Ibn Hazm, mais le scénario est original et n’est pas tiré du livre. Je peux rajouter une seconde précision : ceux qui lisent l’arabe connaissent qu’à distance de dix siècles, un écolier d’aujourd’hui peut lire facilement ce texte datant du dixième siècle, ce que j’avais moi-même fait à l’âge de treize ans. La question que pose le film : qu’est-il arrivé à cette société arabe qui au dixième siècle parlait d’amour et qui au vingtième siècle bannit et l’amour et la femme ? Quant aux 60 noms de l’Amour, ils sont liés à la nature de la langue arabe qui est née dans le désert. Le nomade ne peut porter que peu d’objets, c’est pour cette raison qu’il a placé sa richesse dans sa langue. Traverser ces espaces hostiles favorise les élans de l’âme, la méditation et surtout les nuances. Je suis en train de terminer un livre qui articule cette problématique de l’âme, du désert, de l’amour et les nuances dans la langue arabe.
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